Maḥzor Bene Roma
(Venise : Daniel Bomberg, 1526)
À propos de l'imprimeur
Daniel Bomberg (v. 1483-v. 1553), né van Bombergen, était le fils de Cornelius, un marchand chrétien dont les ancêtres néerlandais, déjà extrêmement riches, ont émigré à Anvers au début du XVe siècle, où ils sont devenus propriétaires de biens immobiliers lucratifs. Cornelius a élargi les intérêts de l’entreprise familiale : un des frères de Daniel travaillait les pierres précieuses alors que lui-même et un troisième frère sont devenus des figures de proue du commerce international, principalement dans le domaine des textiles. Cornelius et ses fils ayant tous des relations commerciales à Venise, il y a mandaté Daniel en 1515 dans l’espoir de faire croître l’entreprise davantage. Ce faisant, il a également jeté les bases de l’une des premières presses hébraïques les plus célèbres de l’Europe moderne.
À Venise, Felice de Prato, un apostat juif devenu moine augustin qui s’est valu le surnom de « Fléau des Juifs », a proposé à Daniel Bomberg l’idée d’établir une presse hébraïque. Bomberg l’a fait même si Prato était reconnu pour le prosélytisme et l’intolérance qu’il prêchait contre les Juifs non convertis dans ses sermons, ou peut-être pour cette raison. Le partenariat de Bomberg et de Prato n’a duré que quelques mois et n’a permis de produire qu’un petit nombre de livres, mais Bomberg a tout de même établi des liens avec les pontes de l’impression à Venise. En décembre 1515, ces derniers ont influencé le Sénat vénitien pour qu’il accorde à Bomberg un permis exclusif d’impression d’ouvrages hébraïques pendant 10 ans. C’est ainsi que Bomberg est devenu à la fois le premier imprimeur hébraïque et imprimeur non-juif de tels ouvrages à Venise.
Grâce à la capacité de Daniel à financer la nouvelle presse avec ses propres ressources ainsi que celles de sa famille et de ses relations d’affaires, l’imprimerie est devenue très profitable à peu près immédiatement. Sa capacité financière et son permis exclusif ont fait en sorte que sa presse a monopolisé l’impression hébraïque à Venise pendant au moins 20 ans.
Jusqu’en 1548, Bomberg a imprimé 228 titres qui ont circulé parmi les communautés juives italiennes et européennes, ainsi qu’en Égypte, en Afrique et en Inde. Tout en produisant de nouvelles éditions d’ouvrages déjà publiés, il cherchait aussi à obtenir des manuscrits non connus, et il éditait et créait de nouveaux commentaires pour des textes juifs fondamentaux, notamment le Talmud de Jérusalem, la Bible rabbinique et son ouvrage qui devait bientôt devenir célèbre, le Talmud de Babylone. Comme bon nombre de ses contemporains qui étaient imprimeurs, Bomberg était aussi libraire, et là encore, il a innové en vendant des livres que produisaient des presses de Bologne et d’Europe orientale. Il lui arrivait aussi de louer sa presse à d’autres.
Bomberg imprimait principalement des bibles, des livres de prières et des ouvrages halachiques (sur la Loi juive). Le premier Talmud de Babylone complet (1520-1523) qu’il a publié avec le soutien du pape Léon X a été le plus connu de tous. En plus de la Mishna et de la Guemara du Talmud, ses publications comprenaient des commentaires de Rashi et des Tossafistes. Pratiquement toutes les impressions subséquentes du Talmud ont suivi la mise en page et la pagination de Bomberg.
L’édition du Talmud de Bomberg était relativement peu censurée, peut-être parce qu’il était chrétien. Néanmoins, elle suscitait tout de même énormément de controverse. La famille Soncino d’Italie, qui avait d’abord imprimé des traités talmudiques, prétendait que Bomberg avait visiblement copié les textes et la mise en page de son édition. Par ailleurs, malgré les relations cordiales de Bomberg avec l’Église, les soupçons de la papauté à l’égard de l’impression hébraïque se sont intensifiés, aboutissant à l’autodafé du Talmud et à l’interdiction de l’impression hébraïque dans les années 1550. Bomberg a réagi à cette situation en antidatant les nouvelles éditions du Talmud.
Le peu de renseignements biographiques connus indique que Daniel est retourné à Anvers en 1539 et qu’il y a vécu jusqu’à sa mort, alors que sa presse de Venise a poursuivi ses activités jusqu’en 1548.
L'exemplaire de la BPJ
En 1526, Bomberg a imprimé sept titres, dont l’exemplaire de Maḥzor qui fait partie de notre bibliothèque. Il mesure 9 x 12,5 x 8 cm, incluant les plats et, bien qu’il tienne facilement dans la paume de la main, vous aurez peut-être du mal à l’entourer de vos doigts. Il est donc presque impossible de vérifier à quel point il était pratique de le transporter avec soi en tant que livre de prières ‒ ce qui explique peut-être aussi son état précaire actuel, car de nombreux livres de la même époque ont beaucoup mieux traversé l’épreuve du temps jusqu’à présent ou même que d’autres ouvrages imprimés un siècle plus tard. Toutefois, si la fragilité générale du livre empêche toute recherche détaillée de caractéristiques intéressantes et de traits distinctifs dans chacune des pages, un examen superficiel révèle néanmoins quelques détails fascinants.
La reliure originale en cuir marron foncé est dénudée d’ornement; elle est criblée de trous de vers, tout comme le sont le dos et les pages. Piqué, décoloré et couvert de marques, le cuir qui recouvre le dos est si endommagé que les ficelles reliant les pages y ont créé des stries permanentes. Les ficelles et la colle demeurent visibles tant à l’endroit qu’à l’envers du cuir parce que celui-ci s’est presque entièrement détaché des pages.
La première et la dernière page de garde du livre, de poids et de couleur similaires à ceux des autres pages, présentent des marques qui n’ont pas été effacées.
Le livre porte également plusieurs traces d’ajouts apportés après l’impression. Tout d’abord, le dos comporte un morceau de papier comprenant des lignes imprimées qui se sont estompées et une marge, toutes deux à l’encre rouge. Présentant des dommages considérables causés par les vers, il contient une inscription manuscrite à la plume en hébreu indiquant le titre du livre ainsi que l’année et le lieu de publication, suivie de l’inscription manuscrite en anglais « Venice 1526/Minhag, Rome » juste en dessous.
En ouvrant le livre, on remarque une petite pochette en papier, généralement associée aux cartes de bibliothèque, qui est insérée en position inversée. Une petite portion de cette carte est partiellement, mais fermement collée à l’intérieur de la pochette; elle porte une inscription manuscrite en allemand, probablement de nature bibliographique. Un morceau de papier plié en deux adhère à la carte de livre. Un côté du papier présente une inscription manuscrite en allemand similaire à celle qui apparaît sur la carte de livre et comporte également des informations bibliographiques, par exemple « Poppel-Katalog ». De tels détails suggèrent que cet exemplaire a appartenu à un autre établissement ou à un bibliophile.
Sur l’autre face du papier, certains détails indiquent qu’il s’agit d’une partie de page provenant d’un livre ou d’un dépliant en hébreu. On y aperçoit les mots hébreux Hevrat Sha’are (« Société des portes ») en caractères d’imprimerie; le texte qui suivait et qui a maintenant disparu indiquait peut-être le nom complet de la société et d’autres détails. Sous ces mots, une illustration de forme rectangulaire entièrement à l’encre noire est partiellement visible. On peut voir les mots hébreux Tsad tsafon (« Côté nord ») en écriture cursive inscrits et entourés de caractères blancs, suggérant que l’image complète faisait autrefois partie d’une carte. Un autre morceau de papier similaire à celui au dos est inséré sur la page suivante, indiquant la date d’impression écrite à la plume, en hébreu, sur ses deux faces.
En l’absence de page titre, notre exemplaire s’ouvre sur la première page du texte proprement dit qui comprend un en-tête, un mot hébreu encadré qui invite le lecteur à « Écouter ». Extrêmement fragiles et friables, la plupart des pages présentent d’importants dommages causés par les vers en toutes parts, ce qui rend des sections entières du texte difficiles à interpréter. Certaines pages manuscrites qui ont remplacé les originales entièrement disparues sont simplement insérées en place et non reliées à l’endroit approprié.
L'impression hébraïque à Venise
Bien que la presse à imprimer ait été inventée en Allemagne et que l’impression hébraïque en Italie ait d’abord vu le jour à Reggio de Calabre et à Piove di Sacco en 1475, Venise est rapidement devenue le principal centre de l’impression hébraïque à l’échelle mondiale. Pendant le Cinquecento, c’est-à-dire les années 1500, l’Italie juive a vécu une renaissance culturelle malgré la persécution, les expulsions et les autodafés. Cette renaissance était axée sur l’impression hébraïque : les œuvres historiques de grands érudits juifs sont devenues largement accessibles comme jamais auparavant, sans oublier les nouvelles collections et commentaires qui ont été rédigés et imprimés. Outre ces motivations intellectuelles et spirituelles, des intérêts financiers stimulaient certainement cette industrie en pleine évolution. Le manque relatif de concurrence qui la caractérisait par rapport au secteur de l’imprimerie italienne non juive promettait aux nouveaux venus des profits plus importants. Par conséquent, même Daniel Bomberg, qui a fondé la première presse à imprimer de Venise, rivalisait avec de nombreux commerçants juifs et rabbins, et des non-Juifs fortunés de Venise. Cependant, il était interdit aux Juifs d’être propriétaires d’une presse, et ils étaient uniquement autorisés à travailler sous l’égide d’un propriétaire chrétien.
De nombreux imprimeurs hébreux vénitiens ont rapidement découvert qu’il était bien plus coûteux d’entretenir une presse que d’en créer une. Bon nombre de petites presses voyaient le jour, imprimaient un seul livre, puis fermaient. Tout comme plusieurs presses de grande envergure et mieux établies, celles qui survivaient devaient composer avec des lois sur le droit d’auteur qui n’avaient pas encore été envisagées ou établies. Souvent, des concurrents réalisaient que d’autres presses avaient réimprimé leurs publications sans tenir compte des privilèges d’impression exclusifs. Il s’est avéré qu’une force institutionnelle majeure allait rendre ces conflits internes entre imprimeurs hébraïques sans importance : l’Église catholique.
Jusqu’au milieu du XVe siècle, l’Église avait remarqué le pouvoir croissant de la presse dans la diffusion de l’information, mais ses tentatives de censure étaient demeurées peu contraignantes. Cependant, ses inquiétudes concernant l’impression hébraïque se sont amplifiées et elle a promulgué une série de lois sur la censure entre 1544 et 1545, limitant considérablement le domaine de l’impression. Tous les livres devaient être soumis à l’examen du Conseil des Dix; un livre qui ne l’était pas ne pouvait être ni imprimé ni vendu; un livre imprimé non approuvé était brûlé, l’imprimeur encourait une amende et l’auteur était emprisonné pendant un mois. Les livres importés se voyaient confisqués et l’importateur était condamné à une amende.
Toutes ces contraintes n’ont pas empêché la presse de Bomberg de fonctionner ni d’autres d’ouvrir, notamment deux entreprises rivales dont le propre litige allait bientôt conduire à la fin de ce qui pouvait être considéré comme l’ère dominante de l’impression hébraïque vénitienne : les presses d’Alvise Bragadin et de Marco Antonio Giustiniani.
Le différend a commencé en 1550, lorsque le rabbin Meir de Padoue a choisi Bragadin pour imprimer la sixième édition de son commentaire de la Mishna Torah de Maïmonide; Giustiniani, qui avait publié toutes les éditions précédentes, publia rapidement sa propre édition similaire, beaucoup moins chère, reléguant le travail de Meir à une annexe qui passait pratiquement inaperçue et dénigrant sa valeur dans une préface. Le rabbin Meir a alors accusé Giustiniani d’essayer de causer la faillite de Bragadin. Il a ensuite convaincu le rabbin Moses Isserles de Cracovie, une éminente figure juive, d’interdire à tout Juif, sous peine d’excommunication, de publier des livres concurrents à la version de Bragadin jusqu’à ce qu’elle soit épuisée. Malheureusement, Isserles a également essayé d’appliquer cette interdiction à Giustiniani, un non-Juif.
Giustiniani en a alors appelé aux autorités ecclésiastiques. Il a soudoyé plusieurs Juifs apostats, désireux de prouver leur loyauté envers le christianisme, pour qu’ils témoignent que la Mishna Torah même devait être interdite parce qu’elle blasphémait et dénigrait leur foi d’adoption. Bragadin a répliqué par des accusations similaires, soutenues par d’autres Juifs apostats, contre certains textes hébraïques vénérables que Giustiniani avait publiés, dont certains provenaient du plagiat d’éditions précédentes de Bomberg et d’autres imprimeurs.
Dans le sillage du conflit, Giustiniani a fermé sa presse en 1552. Cependant, des apostats opposés qui faisaient preuve d’un zèle incessant ont fait remarquer que des preuves plus incendiaires de l’antichristianisme existaient dans les textes juifs, citant finalement le Talmud. En 1553, le pape Jules III a publié un édit papal ordonnant la confiscation et l’autodafé des exemplaires du Talmud à la grandeur de Rome. Cette année-là, des autodafés ont eu lieu sur les marchés et les places de la ville le jour de Rosh Hashana. En octobre, les exemplaires du Talmud de Venise allaient subir le même sort. Un an plus tard, Bragadin a fait faillite et, en 1555, les confiscations de livres et les autodafés se sont répandus partout en Italie. La même année, Venise a complètement interdit l’impression hébraïque jusqu’en 1563.