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Jewish Public Library

Mirkevet ha-Mishneh
(Sabbioneta [Italie] : Tobias Foà, 1551)

À propos du livre

Dans les années 1470, le rabbin, érudit et diplomate d’origine portugaise Isaac Abrabanèl a commencé à composer Mirkevet ha-Mishna (« Le second Chariot »), un commentaire en hébreu du Deutéronome. Il ne l’achèvera qu’en 1496, face aux machinations politiques de son pays natal, à son expulsion d’Espagne dans le sillage de l’Inquisition et à sa fuite des conflits territoriaux entre diverses régions italiennes. Mirkevet est demeuré inédit jusqu’à la parution de la première édition en 1551, et c’est celle que possède la BPJ.

Le Deutéronome se veut essentiellement la récapitulation par le prophète Moïse des lois juives à l’intention de la nation d’Israël avant son retour en Terre sainte après des années d’exil. Étant donné ses propres expériences récentes et celles de ses concitoyens juifs de l’époque, il était approprié pour Abrabanèl d’examiner ce livre. Malheureusement, les effets de ces circonstances colorent aussi fréquemment le point de vue de Mirkevet ‒ ce qui devait produire presque immédiatement un effet négatif sur sa première impression et sur les éditions ultérieures.

Chaque chapitre de Mirkevet introduit brièvement un certain nombre de questions, variant de quelques questions à plus de 40 dont Abrabanèl discute ensuite et qu’il tente de résoudre. Il affirme que ses commentaires s’appuient entièrement sur la lecture attentive et philologique du texte du Deutéronome et de sujets similaires que ses prédécesseurs ont utilisés, notamment le rabbin David Kimhi. Cette approche différait des analyses grammaticales, comme celles du célèbre érudit Rashi, ainsi que de celles des commentateurs allégoriques et mystiques qui faisaient leur apparition.

Du début à la fin de Mirkevet, Abrabanèl a également comparé les Juifs et la société de son époque à celle de la Bible. Il a qualifié les chrétiens de « méchants incirconcis », de « voleurs impurs » et d’« adorateurs d’idoles d’un Dieu créé par l’homme », sans oublier qu’il voyait d’un mauvais œil les Juifs convertis au christianisme. Une seule de ces références semble viser les autorités ecclésiastiques et séculières quasi contemporaines : « Asmodée, le roi des démons » est une insulte apparente envers le roi Ferdinand d’Espagne. Malgré tout, lors de la première impression de Mirkevet en 1551, les représentants de l’Église catholique en Italie pouvaient considérer que ces allusions étaient des insultes particulièrement pertinentes, et c’est exactement ce qui est arrivé. En quelques années, la confiscation, la censure et les autodafés de livres hébraïques par l’Église se sont généralisés à la grandeur de l’Italie, et Mirkevet en a été l’une des victimes.

Tous les commentaires d’Abrabanèl sur le Pentateuque, y compris une version de Mirkevet censurée par l’Église, ont été publiés dans une édition générale à Venise en 1571. Cette édition a servi de modèle à toutes celles qui ont suivi, bien qu’une nouvelle version non censurée ait vu le jour en 2013.

À propos de l'auteur

Né à Lisbonne, le rabbin Isaac Judah Abrabanèl (1437-1508), fils d’un financier de la cour du roi portugais Alphonse V, a acquis de vastes connaissances, ce qui lui a permis d’écrire des commentaires bibliques marquants en dépit de ses déplacements fréquents pendant la majeure partie de sa vie.

Abrabanèl a succédé à son père au poste qu’il occupait et il a également servi en tant que diplomate, ces deux fonctions lui procurant des revenus substantiels et la reconnaissance politique. Il lança simultanément sa carrière littéraire : en plus de Zurot ha-Yesodot, un court essai philosophique sur les quatre éléments, il a écrit son premier ouvrage d’exégèse biblique Ateret Zekenim, un commentaire sur une partie difficile de l’Exode. Il a également commencé à travailler sur Mirkevet ha-Mishna, un commentaire du Deutéronome, et Mahazeh Shaddai, un traité sur la prophétie qu’il a perdu par la suite et sur lequel il a retravaillé dans ses dernières années.

Cependant, quand le roi Alphonse V est décédé en 1481, plusieurs seigneurs féodaux portugais ont commencé à comploter contre son successeur, João II. Deux ans plus tard, le roi a convoqué Abrabanèl et l’a accusé de coconspiration. Abrabanèl s’est plutôt enfui en Espagne, et bien qu’il ait réussi à transférer une partie importante de sa fortune, il a laissé derrière lui sa famille, ses biens et le manuscrit inachevé de Mirkevet.

En Espagne, il a de nouveau accédé à la notoriété et à la richesse à la cour de la reine Isabelle et du roi Ferdinand, et il a écrit des commentaires sur les livres de Josué, des Juges et de Samuel.

Lorsque Isabelle et Ferdinand ont ordonné l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, Abrabanèl a tenté de les persuader de révoquer une telle mesure, allant même jusqu’à leur offrir une compensation financière. Ayant échoué, il est parti vivre à Naples où il a principalement servi le régime du roi Alphonse II, toujours en tant que financier et diplomate. Il a réussi à achever Rosh Amanah, un ouvrage dogmatique structuré en fonction des 13 principes du judaïsme de Maïmonide, avant que les Français ne saccagent Naples en 1494. Abrabanèl a alors suivi la famille royale napolitaine à Messine, où il est resté jusqu’en 1495.

Il s’est ensuite rendu à Corfou, qui était sous le contrôle de Venise. Là, il a commencé à rédiger ses commentaires sur Isaïe et les Prophètes mineurs et, comme il le raconte dans l’introduction de Mirkevet, « Dieu m’a apporté le commentaire que j’avais écrit… mon âme s’est remplie de joie et de bonheur et a dit que j’y ajouterai et que je l’élargirai… » Abrabanèl avait découvert une copie de son manuscrit abandonné, peut-être apportée à Corfou par d’autres réfugiés juifs du Portugal.

Abrabanèl s’est ensuite rendu à Monopoli (Pouilles) en 1496, où il a approfondi, révisé et achevé Mirkevet, tout en composant des commentaires sur la Haggadah de Pessah et sur le traité Avot de la Mishna. Ses autres œuvres de la même période expriment les espoirs de rédemption qui expliquent parfois les événements contemporains comme des tribulations messianiques.

En 1503, Abrabanèl finit par s’installer à Venise. Il y a négocié un traité sur le commerce des épices entre le Sénat vénitien et le royaume portugais, tout en terminant les commentaires sur Jérémie et Ézéchiel, la Genèse et l’Exode, le Lévitique et le Livre des Nombres. À sa mort, il a laissé un commentaire incomplet du Guide du perplexe de Maïmonide.

Dans ses commentaires bibliques, semblables à ceux de Nahmanide, Abrabanèl a mis l’accent à plusieurs reprises sur la recherche du sens peshat ou contextuel de l’Écriture. Cependant, son travail reflétait également une étude et une connaissance approfondies des érudits juifs et non-juifs, y compris certains dont l’approche doctrinale et théologique était différente. Par exemple, Abrabanèl a reconnu tant son prédécesseur juif du XIVe siècle, Gersonide, que l’érudit chrétien du IVe siècle, Jérôme, lorsqu’il a établi sa répartition de chaque livre de la Bible en sections. De même, il a souvent incorporé des explications détaillées sur le Midrash dans ses commentaires afin d’extraire le maximum de compréhension et de sens de la parole biblique. En outre, ses questions sur la paternité et les origines de la Bible témoignent d’une approche inédite qui engage un sens humaniste de l’historicité dans son exégèse, faisant peut-être de ses écrits les premiers exemples de la stimulation de la Renaissance dans les œuvres de la littérature hébraïque composées en dehors de l’Italie.

Cependant, Abrabanèl n’hésitait pas non plus à critiquer et à condamner sans ménagement l’une ou l’autre de ces sources comme il l’entendait. Il a qualifié de « mauvaise et amère » l’interprétation midrashique à outrance de Rashi, a affiché une certaine ambivalence à l’égard de l’interprétation biblique à orientation philosophique de Maïmonide et de ses successeurs, et a fait rarement référence aux interprétations kabbalistiques.

Son exégèse était novatrice à plusieurs égards. Il a comparé les structures sociales bibliques à celles de la société européenne contemporaine, comme dans Mirkevet, et il a utilisé les interprétations chrétiennes lorsqu’il les jugeait correctes. En outre, ses introductions détaillées aux Livres des Prophètes traduisaient l’esprit de la scolastique médiévale et de l’humanisme de la Renaissance qui commençaient à se manifester.

Les travaux d’Abrabanèl se sont valu un respect et un intérêt durables de la part des universitaires. De nombreux érudits juifs qui ont suivi, comme l’interprète biblique du XIXe siècle Meir Loeb ben Jehiel Michael, ont étudié de près ses commentaires, tout comme les théologiens chrétiens des XVIet XVIIIsiècles, dont certains ont traduit des extraits en latin.

Censure des livres juifs en Italie

Lorsque Gershon Soncino a publié la première édition imprimée de la Bible hébraïque en 1488, les Juifs étaient déjà installés depuis au moins deux siècles dans ce qui était encore diverses régions indépendantes de l’Italie. Ils vivaient et travaillaient généralement librement, soumis à des restrictions variables, parfois laxistes, de la part des autorités civiles et papales de l’époque, comme en témoigne leur gestion de l’impression des livres hébraïques.

De leur côté, les autorités civiles, notamment à Venise, étaient reconnaissantes des revenus provenant des droits et des taxes sur les licences des imprimeurs, les fournitures d’imprimerie et les ventes de livres. Bien entendu, si leurs concitoyens chrétiens étaient les premiers à en profiter, les Juifs pouvaient également tirer un certain revenu et une certaine sécurité du commerce croissant du livre. Par exemple, en 1516, les Juifs de Venise ‒ même s’ils étaient contraints de s’installer dans le ghetto nouvellement établi ‒ pouvaient encore publier des livres en hébreu à condition de retenir les services de chrétiens pour l’impression proprement dite.

En plus de ces considérations mercantiles, de nombreux membres du clergé et du milieu universitaire chrétien se sont également opposés aux premières tentatives sporadiques de l’Église catholique d’intervenir auprès de cette nouvelle industrie, car ils souhaitaient eux aussi avoir accès aux œuvres hébraïques. De plus, la papauté n’avait aucune autorité légale à Venise ou dans d’autres villes-États comme Sabbioneta, où se trouvait la presse hébraïque qui publia Mirkevet pour la première fois en 1551. Cependant, elle possédait un tel pouvoir à Rome et, l’année même de la parution de Mirkevet, le pontife de l’Église a résolu un procès papal impliquant deux imprimeurs chrétiens vénitiens rivaux de livres hébraïques. Son décret a donné lieu à une attaque soutenue, longue de 40 ans, contre le milieu culturel juif dans toute l’Italie. Mirkevet fut l’une des premières victimes de cette attaque.

Le conflit juridique a commencé lorsque le rabbin Meir Katzenellenbogen de Padoue a proposé son commentaire sur la Mishna Torah de Maïmonide aux éditeurs de livres hébraïques de Venise. La presse de Giustiniani n’était pas intéressée, mais le rabbin Meir a convaincu la presse de Bragadin, plus récente et moins bien établie, de l’imprimer.

Le succès phénoménal de l’édition de Bragadin a incité Giustiniani à en publier une version identique. Le rabbin Meir obtint alors un avis halakhique (sur la Loi juive) faisant autorité de la part de l’influent rabbin Moses Isserles de Cracovie, qui a menacé les acheteurs du livre de Giustiniani d’excommunication. À son tour, Giustiniani a fait appel à la cour papale afin d’obtenir une décision ecclésiastique similaire contre l’édition de Bragadin.

Au tribunal, le conflit a dégénéré lorsque les parties rivales ont fait appel à des Juifs apostats pour vérifier que le livre de l’autre partie contenait des écrits antichrétiens. Les deux parties en vinrent rapidement à s’accuser mutuellement d’imprimer des textes antichrétiens, notamment dans le Talmud. L’affaire attira l’attention du pape Jules III, qui ordonna un nouvel examen de la question.

Pendant que le pape réfléchissait, la presse de Tobias Foà à Sabbioneta ouvrait ses portes et publiait son premier livre, Mirkevet. Celui-ci a paru peu avant que Giustiniani, souffrant de la baisse des ventes due à l’injonction d’Isserles, ne ferme sa presse en 1552.

L’été suivant, le pape Jules III a rendu sa décision, ordonnant la confiscation et l’autodafé de tous les exemplaires du Talmud et de nombreux autres livres hébraïques à Rome. Comme il fallait s’y attendre, c’est ce qui s’est produit, et l’impression hébraïque cessa dans cette ville jusqu’en 1810.

Jules III réussit à persuader d’autres régions de suivre son édit et, au moins jusqu’au début du XVIIsiècle, ses successeurs ont inspiré jusqu’à quatre vagues de censure contre les livres hébraïques en Italie. Les autorités civiles locales et régionales promulguaient des lois que défendaient vigoureusement leurs homologues de l’Église, alors que ces derniers les mettaient en œuvre. Dans de nombreuses villes et régions, le conseil de la communauté juive locale essayait souvent de devancer et de limiter la portée de ces lois en pratiquant l’autocensure des livres.

Cependant, les Juifs se trouvaient souvent contraints par la loi de remettre leurs livres aux censeurs, généralement des Juifs convertis récemment au christianisme et dont la connaissance de l’hébreu et du judaïsme était parfois douteuse. Ces derniers et leurs surveillants ecclésiastiques ajoutaient une variable supplémentaire à la série d’ordonnances, de listes de livres et de directives implicites approuvées par le pape qu’ils utilisaient, des facteurs qui changeaient fréquemment. Même si un censeur rendait un livre « censuré adéquatement » à son propriétaire, un prochain censeur pouvait ordonner qu’il soit soumis à un nouvel examen. Par conséquent, ce livre pouvait faire l’objet d’une nouvelle censure à plusieurs reprises, d’une confiscation ou d’un autodafé; son propriétaire pouvait être condamné à des amendes et à une peine de prison. Pour comble, les propriétaires de livres juifs devaient généralement engager des frais pour chaque processus de censure.

Un tel climat de censure a entraîné des résultats à la fois évidents et inattendus à l’échelle de l’Italie. D’une part, la presse de Bragadin à Venise a fermé peu après la décision du pape Jules III, tout comme les autres presses hébraïques vénitiennes que dirigeaient des Juifs. Au cours des dix années qui suivirent, les quelques entreprises vénitiennes appartenant uniquement à des chrétiens et gérées par eux qui imprimaient encore des livres hébraïques produisirent environ 30 titres, soit à peu près le même nombre que celui imprimé en 1550 seulement. En 1563, grâce à un bref répit des restrictions religieuses et civiles, les imprimeurs juifs ont pu officiellement rouvrir leurs portes à Venise, mais la ville n’a plus jamais dominé le monde de l’impression hébraïque.

D’autre part, de nombreux administrateurs et employés juifs de ces presses s’étaient installés dans des régions italiennes qui n’étaient pas encore tombées sous l’emprise du pape. Par exemple, Foà, l’imprimeur de Mirkevet, a retenu les services de plusieurs maîtres imprimeurs juifs vénitiens.

Néanmoins, la tendance à la censure a fini par s’étendre à des régions autrefois tolérantes, comme le diocèse de Crémone, qui comprenait Sabbioneta. Il semblerait que la pression exercée par les censeurs de l’Église dans ce diocèse, y compris les autodafés du Talmud, ait conduit Foà à fermer sa presse et à la vendre huit ans seulement après l’impression de Mirkevet. Ces mêmes personnages officiels ont fort probablement censuré de nombreux exemplaires de livres que Foà a imprimés, comme en témoignent les parties visiblement noircies et découpées d’un exemplaire de Mirkevet que possède la BPJ.

Les exemplaires de la BPJ

La Bibliothèque possède deux exemplaires de la première édition de Mirkevet, imprimée à Sabbioneta (Italie) en 1551 par la presse du rabbin Tobias Foà. Les deux exemplaires mesurent 22 x 31 x 3 cm et, à première vue, elles possèdent plusieurs caractéristiques communes, la plus importante étant le cadre décoratif richement illustré au recto de la page titre.

Le cadre comprend une bordure architecturale classique composée de deux colonnes soutenant un entablement avec une corniche élaborée. Les colonnes elles-mêmes reposent sur des plinthes carrées suffisamment larges pour accueillir chacune une grande urne; chaque urne contient une grande guirlande de fruits, de légumes, de gerbes de blé, de feuilles de palmier et de feuillage entrelacés qui s’étend vers le haut pour se fondre avec l’autre guirlande, devant l’entablement et sur celui-ci. Juste vis-à-vis de chaque plinthe se tient debout une figure de hauteur pratiquement semblable à celle de la plinthe : il s’agit des figures mythologiques de Mars et de Minerve, chacune tenant un bouclier. À l’intérieur de cette bordure, un cadre central rectangulaire uni comprend la mention du titre principal et de l’auteur de Mirkevet imprimés en hébreu, en caractères d’imprimerie ashkénazes. D’autres détails divers apparaissent sous le cadre rectangulaire en écriture Rashi; le lieu de publication suit, toujours en caractères ashkénazes. Sous ce cadre rectangulaire, une couronne circulaire semblable à celles qui ornent les urnes renferme une brève mention hébraïque imprimée en écriture Rashi indiquant que l’ouvrage provient de la presse de Foà et sa date de publication. Le verso contient la déclaration d’approbation de l’œuvre.

Il est intéressant de souligner que Foà avait acheté le cadre décoratif de Francesco Calvo, un imprimeur romain de livres latins et italiens actif entre 1520 et 1540 environ. Calvo l’a beaucoup utilisé tout au long de sa carrière; lui-même ou les liquidateurs de sa presse ont réalisé qu’il aurait plus de valeur s’il était vendu comme une nouveauté sur le marché naissant de l’édition hébraïque, plutôt qu’à un autre imprimeur chrétien. De même, Foà savait probablement que les Juifs italiens de la Renaissance ne seraient pas offensés par la représentation de personnages non juifs.

Une autre caractéristique commune aux deux exemplaires est que le texte est imprimé en deux colonnes, comme le voulait la coutume à l’époque. Il comprend des titres en caractères d’imprimerie ashkénazes, et la majeure partie du texte est imprimée de façon identique, bien que la police de caractères ne soit pas aussi nette qu’on pourrait l’espérer. Les gloses sont en écriture Rashi. Chaque feuille comporte une pagination en hébreu, ainsi que des réclames dans les coins inférieurs gauches du recto et du verso.

Les pages des deux exemplaires sont constituées d’un papier toile assez fin présentant des lignes de chaîne verticales. Un filigrane difficile à distinguer apparaît sur la plupart des pages, centré verticalement, mais légèrement décalé horizontalement, vers le dos. Toutefois, une certaine caractéristique se répète : plusieurs pages portent des filigranes, suivies de plusieurs autres qui en sont dépourvues. Tout en étant relativement peu endommagé par les insectes, le bord des pages est fortement décoloré par l’humidité.

En dehors de ces similitudes, chaque exemplaire possède des attributs distinctifs qui indiquent à quel point les circonstances ont pu les altérer tout au long de leur périple avant d’aboutir dans nos collections.

La caractéristique la plus évidente et la plus surprenante de notre premier exemplaire est sans doute les nombreux passages de texte qui y sont censurés. Au recto de la deuxième feuille, l’encre noire obscurcit une partie du texte et elle a même traversé le papier jusqu’au verso, tandis qu’une autre partie du texte a été entièrement coupée. Le recto de la feuille 97 contient également du texte fortement noirci, de même qu’une importante section de la feuille 110. Comme certains de ces exemples, les notes marginales manuscrites en écriture hébraïque près d’autres parties censurées indiquent également que les censeurs, qu’ils aient été des membres de la communauté juive intervenant de manière préventive ou des responsables de l’Église, avaient une certaine marge de manœuvre pour substituer au matériel jugé répréhensible un texte accepté par l’Église. Une analyse scientifique du manuscrit de Mirkevet réalisée en 1968 ainsi que d’autres exemplaires de cette même édition nous permettent notamment de vérifier que plusieurs portions de texte couramment censurées sont restées intactes dans notre exemplaire. Il est fort possible, comme le précise l’explication relative à la censure italienne des livres juifs dans la présente page Web, que ce fait soit simplement le fait du hasard et des circonstances.

Le dos du livre est en cuir gravé, orné de diamants décoratifs dans les six cases délimitées par les nerfs du dos. Tout en haut du dos, les restes d’un autocollant révèlent des inscriptions manuscrites du titre du livre et du nom de l’auteur en hébreu. Au bas, un autocollant similaire indique uniquement « 394 » à l’encre, très probablement une cote ou un numéro de rayon partiel révélant sans doute qu’une autre bibliothèque a déjà détenu cet exemplaire.

La couverture, qui n’est certainement pas l’originale, est constituée d’un mince papier enroulé autour des ais et collé sur les bords du dos. Le papier lui-même semble avoir été peint à la main en violet, jaune et rouge. L’assemblage de la couverture suggère que le dos provient d’une reliure plus ancienne ou entièrement d’un autre livre. La reliure s’est complètement détachée le long du dos, laissant apparaître la reliure cousue dont les nerfs ne s’alignent pas avec les lignes du dos estampées qui suivaient généralement les nerfs cousus du dos.

De même, les gardes collées et les deux pages de garde initiales de l’exemplaire ne font pas partie de l’ouvrage original, bien qu’elles portent le cachet unilingue yiddish de la BPJ du début du XXsiècle, à l’encre violette, et que la page de garde originale ne soit pas intacte.

En ouvrant le livre, on remarque que la page titre, en grande partie bien préservée, ne présente que quelques petites déchirures. En comparaison, la plupart des pages se sont quelque peu détachées de la reliure et sont inexistantes à partir de la page 127 jusqu’à la fin de l’ouvrage, remplacées par des pages manuscrites dans une petite écriture cursive hébraïque, à l’exception des pages finales de l’index dont le dernier verso comporte la marque d’imprimeur de la presse de Foà. D’après l’étude de 1968 mentionnée précédemment, on peut raisonnablement conclure que ces pages manuscrites ont sans doute remplacé des pages endommagées ou perdues, plutôt que des pages censurées.

Notre deuxième exemplaire a été remboîté, peut-être deux fois. La couverture est constituée d’une reliure demi-toile marron sur une couverture en cuir marron légèrement plus foncé, percé de trous de vers, marqué de rayures et d’autres dommages. Le bord décoratif festonné de la couverture en cuir est encore visible, et sur le devant, une fleur, peut-être un narcisse, d’un peu moins de 2,5 cm de hauteur est estampée en son centre. La reliure demi-toile, plus récente que celle en cuir, présente une texture cirée.

Une nouvelle garde collée et une nouvelle page de garde ont été insérées devant une page de garde provenant d’une reliure antérieure. De couleur bleu pâle, cette page de garde contient l’écriture d’au moins trois mains différentes. Dans la partie supérieure, une inscription manuscrite au crayon en anglais fournit les données bibliographiques de base de l’exemplaire. En dessous, quelques mots apparaissent dans une grande écriture bouclée yiddish ou hébraïque à l’encre marron. Cette écriture délimite une phrase manuscrite beaucoup plus compacte, probablement en écriture cyrillique, de quatre mots illisibles. Une autre écriture peu visible en yiddish ou en hébreu, ainsi qu’un seul mot en caractères cyrilliques, apparaît au verso de cette page.

Le même papier bleu pâle que celui de la page de garde susmentionnée a permis de réparer quelques dommages évidents au recto de la page titre, à laquelle manque la majeure partie du cadre décoratif principal décrit précédemment. Un tampon à l’encre noire portant la mention « Imprimé en URSS », manifestement une fausse déclaration concernant cette édition, masque une partie de l’information d’édition qui se trouve dans l’illustration centrée d’une couronne située plus bas. Au bas du verso, une inscription hébraïque manuscrite à l’encre noire est disposée verticalement dans l’espace vide le long du dos. Les réparations ultérieures de la page rendent difficile le décodage de cette écriture.

De minuscules notes marginales manuscrites à l’encre noire apparaissent en de rares endroits un peu partout dans cet exemplaire. Vers la moitié du volume, une section de 14 feuilles présente des traces de dommages modérés causés par des insectes.

La dernière page de cet exemplaire porte ce qui semble être un tampon ou un rectangle tracé à la main en caractères cyrilliques. La page de garde bleue de la reliure précédente est absente ici, et seule la page de garde de la dernière reliure est présente. Elle est vierge, tout comme la garde collée, à l’exception de l’ex-libris de Hyman R. Ressler nous prouvant que la bibliothèque a acquis cet exemplaire de lui et non par le biais des efforts de distribution de la Jewish Cultural Reconstruction Inc. à la suite de l’Holocauste. L’ex-libris comporte une illustration de musiciens de la cour médiévale adaptée du Codex Manesse du début du XIVsiècle, un manuscrit de chants et de poèmes lyriques allemands; il évoque le mécénat de Ressler pour la musique tout au long de sa vie. Compte tenu de la réputation de Ressler en tant que collectionneur averti de livres juifs, la plaque semble se trouver curieusement mal placée, au lieu d’être située à l’endroit « approprié », conformément à la langue hébraïque, sur le plat intérieur précédant la page titre. Le plat verso ne présente ni la bordure festonnée ni la fleur estampée du plat recto.

Il est tout à fait remarquable que, contrairement à notre premier exemplaire, ce deuxième exemplaire ne soit nullement censuré, laissant supposer qu’un scribe anonyme aurait pu reproduire certains des textes manquants de notre premier exemplaire. Nous pouvons également en conclure que ce scribe aurait eu la chance d’avoir accès à un autre exemplaire, dans la mesure où, au milieu des années 1800, les érudits et les antiquaires considéraient déjà cette édition comme un objet extrêmement rare.

En 2020, une telle rareté est devenue encore plus évidente. Les sites de vente aux enchères en ligne ne répertorient qu’une dizaine d’exemplaires à vendre actuellement, tandis qu’un petit nombre d’établissements en détiennent 15 autres entre eux, dont la Bibliothèque nationale d’Israël, le Hebrew Union College, l’Université Yale et la Chabad Library de New York. La BPJ est donc en excellente compagnie.

Notre bibliothèque pourrait peut-être faire partie d’un club encore plus exclusif : nos recherches indiquent que tous les exemplaires de ces organisations, sauf deux, sont censurés à un degré ou à un autre. La bibliothèque de l’État de Bavière, à Munich, a l’honneur de posséder le seul exemplaire complet et nullement censuré de cette édition. Si ce n’était de l’absence du dernier feuillet, le deuxième exemplaire de la même édition de la BPJ serait son égal.

À propos de l'imprimeur

En 1551, le rabbin Tobias Lazarus ben Eliezer Foà (vers le milieu du XVIe siècle), un riche émigré de Savigliano (Italie), a eu la chance d’établir une presse hébraïque dans une région du nord de l’Italie. En l’espace de quelques années, ce territoire est officiellement devenu le projet favori d’un duc de Mantoue, dont les antécédents lui ont peut-être donné une perspective plutôt tolérante à l’égard des Juifs qui y vivaient depuis au moins un siècle.

Vespasien Gonzague avait reçu un enseignement en plusieurs langues, en histoire et en littérature italienne et il avait également étudié le Talmud et la Kabbale. Il était donc ouvert envers les Juifs et il respectait la pensée juive. Une telle attitude correspondait certainement à l’intention de Gonzague de faire de Sabbioneta, sa nouvelle cité-État, une « capitale de l’esprit ». À l’exception de Livourne, elle deviendra la seule ville italienne à ne pas établir de ghetto juif.

Gonzague a autorisé Foà et ses deux partenaires juifs à exploiter une imprimerie hébraïque dans la maison de Foà, la toute première presse de Sabbioneta. Le trio juif était propriétaire de l’entreprise, ce qui était rare à l’époque, car la plupart des presses hébraïques appartenaient à des chrétiens. Les partenaires de Foà, les rabbins Joseph Shalit ben Jacob Ashkenazi de Padoue et Jacob ben Naftali ha-Kohen di Gazzuolo, avaient déjà acquis une expérience de l’imprimerie à Mantoue. Cependant, moins d’un an après la publication du premier livre de l’entreprise, la première édition imprimée du Mirkevet ha-Mishna du rabbin Isaac Abrabanèl, Foà en devient le principal propriétaire-exploitant.

Les finances de Foà lui ont permis de s’offrir le luxe d’embaucher du personnel additionnel pour l’exploitation de sa presse. Lorsque Shalit a quitté le partenariat en 1554, Foà a recruté le célèbre maître imprimeur Cornelius Adelkind, qui avait travaillé pour Daniel Bomberg et Marco Antonio Giustiniani jusqu’à la fermeture des presses juives de Venise en 1553. Après deux ans, Foà a remercié Adelkind qui s’est converti au christianisme. Le fils de Foà, Mordechai Eliezer, a alors remplacé Adelkind. Foà a également retenu les services de deux maîtres imprimeurs chrétiens de Suisse qui possédaient des connaissances en latin et en grec. De plus, il a acheté le modèle d’un cadre de page décoratif d’un imprimeur chrétien qui en avait fait un usage abusif pendant une vingtaine d’années; l’attrait de ce cadre s’est avéré être un élément caractéristique du marché de l’impression juive pour des décennies à venir. Enfin, Foà a lancé la tendance consistant à imprimer des exemplaires particuliers de livres, souvent sur du parchemin coûteux, qu’achetaient des clients fortunés.

Par conséquent, sa presse a acquis une réputation prestigieuse en raison de sa production de haute qualité, et il a publié environ 50 titres au total à Sabbioneta. Cependant, parce que la censure se propageait, notamment les autodafés publics du Talmud dans le diocèse régional, Foà a dû fermer la presse et vendre son matériel en 1559. Il serait décédé la même année.

En 1563, lorsque Venise a autorisé les Juifs à reprendre l’impression de livres hébraïques, l’imprimerie de Foà s’y est rétablie à échelle réduite. L’imprimeur chrétien Vicenzo Conti a fini par la reprendre, et plusieurs membres de la famille Foà sont restés actifs comme imprimeurs à Mantoue, Padoue, Pise et Amsterdam jusqu’au début du XIXsiècle.

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