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Jewish Public Library

Sefer Tehilim, Mishle, Kohelet ve-Shir ha-Shirim
(Paris : Sébastien Cramoisy, 1632)

À propos du livre

Imprimé à Paris en 1632, cet exemplaire reproduit des parties de la deuxième plus ancienne Bible multilingue imprimée, datant de la fin des années 1500 et connue sous le nom de Bible Plantin ou Bible polyglotte d’Anvers. Elle contient des textes hébreux interlinéaires, des traductions latines et des commentaires marginaux pour les livres des Psaumes, des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique des Cantiques. Deux érudits hébraïstes et biblistes du XVIsiècle ont rédigé des traductions et des commentaires latins, lesquels étaient largement consultés et bien considérés à l’époque. Cet exemplaire comprend également une dédicace au cardinal de Richelieu, principal ministre du gouvernement royal français sous Louis XIII et mécène de Sébastien Cramoisy, l’imprimeur du livre.

À propos des traducteurs/commentateurs

Né à Lucques (Italie), Santes Pagnini (1470-1536) est entré dans l’Ordre dominicain à l’âge de 16 ou 17 ans et il a étudié l’hébreu sous la direction du converti espagnol Clément Abraham. Ces études lui ont permis de devenir l’un des principaux hébraïstes de son époque et il avait acquis une réputation si éminente que le pape Léon X lui-même lui a demandé d’enseigner à Rome. Pagnini s’est ensuite installé à Avignon, puis à Lyon, où il a travaillé contre l’hétérodoxie française pendant les douze dernières années de sa vie.

Parmi ses œuvres, citons Veteris et Novi Testamenti Nova Translatio (Lyon, 1528), pour laquelle il a créé la première traduction latine du Pentateuque à partir de l’hébreu original depuis l’œuvre de l’érudit Jérôme de la fin du IVsiècle. Dans la préface, Pagnini a repris sa traduction latine du livre des Psaumes, qui est incluse dans l’édition interlinéaire latine/hébreue de 1632 de notre collection du même ouvrage biblique. Il a notamment incorporé des commentaires rabbiniques dans sa version. Veteris est arrivé au moment où la Réforme protestante et l’avènement de l’imprimerie amplifiaient les préoccupations de l’Église catholique concernant la canonisation biblique des Écritures et la traduction des Écritures dans des langues vernaculaires autres que le latin.

La Réforme protestante a remis en question la suprématie de l’Église et de la Vulgate, tout comme la découverte de sources textuelles et textes scripturaires originaux, ainsi que leur disponibilité par le biais du nouveau véhicule qu’était l’imprimerie. En 1543, l’Église a convoqué le Concile de Trente, une réponse œcuménique à ces questions et à d’autres points. Le Concile a duré jusqu’en 1563 et, outre le besoin de clarifier toutes les doctrines contestées par la Réforme, il a débattu de la nécessité d’une Vulgate normalisée et autorisée.

Dans le cadre de cette discussion, le Concile a comparé favorablement le travail de Pagnini, alors décédé, comme étant une traduction beaucoup plus précise et bien documentée qui suivait la tradition de l’œuvre de Jérôme, comparativement aux nombreuses éditions de la Vulgate que le Concile considérait comme négligées et profondément lacunaires. Il s’agissait d’une manière habile de contourner les nouvelles traductions en langues vernaculaires régionales, ce qui signifiait également que des versions inédites dans ces parlers étaient réalisées à partir de l’hébreu seulement depuis peu, au lieu du latin dans la tradition catholique. La seule exception était la Bible espagnole de 1554 de Ferrare, introduite ironiquement par le biais de conversos, des convertis au catholicisme.

Le Concile décréta alors formellement que la Vulgate était le document latin exclusif qui faisait autorité pour la Bible. Cependant, il refusa d’incorporer les traductions de Pagnini dans l’édition de la Vulgate, qui ont finalement été autorisées par le pape Clément VIII en 1592, et elle a tenu lieu de Bible officielle de l’Église jusqu’en 1979. 

Parmi les autres écrits de Pagnini, citons Institutionum hebraicarum abbreviatio… (Lyon, 1528; Paris, 1556), le lexique hébreu Thesaurus linguae sanctae… (Lyon, 1529) et Isagogae ad sacras literas… (Lyon, 1536).

Benito Arias Montano (1527-1598), né à Fregenal de la Sierra (Espagne), devint l’un des plus grands érudits de la Bible dans son pays. Il a poursuivi ses études de théologie et de langues sémitiques à l’Université d’Alacalá de Henares. Ordonné peu après, il s’est joint à l’Ordre de Santiago, un ordre militaire et religieux affilié à la monarchie espagnole. Fervent catholique, son opposition franche au luthéranisme l’a amené à participer à la compilation de l’Index Auctorem (1559), la première liste définitive de livres interdits par l’Église catholique, dont bon nombre préconisaient la Réforme protestante.

En 1568, le roi d’Espagne Philippe II a nommé Arias premier directeur de la bibliothèque royale située dans sa résidence, le monastère de l’Escurial. Il le nomma ensuite rédacteur en chef de la Biblia Regia (Anvers, 1569-1572). Également appelé Bible polyglotte d’Anvers ou Bible Plantin, cet ouvrage destiné à remplacer la première Bible polyglotte (Alacalá de Henares, 1514) comprend l’Ancien Testament hébreu et le Nouveau Testament chrétien dans leur langue d’origine, ainsi que des traductions intégrées.

Malgré ces deux marques d’honneur considérables, l’approche éditoriale rigoureuse et intensément scolastique qu’avait adoptée Arias à l’égard de la Biblia en fit une cible de Léon de Castro, un éminent professeur d’hébreu et hébraïste contemporain de l’Université de Salamanque. En grande partie par jalousie professionnelle, Castro s’est présenté devant l’Inquisition afin de dénoncer Arias pour ses « tendances judaïsantes » en préférant prétendument le texte massorétique et les traductions juives, plutôt que la Vulgate latine, pour produire la Biblia. Le procès qui s’ensuivit dura des années et se termina par l’acquittement d’Arias devant l’Inquisition romaine, seulement après que Juan de Mariana, un important historien jésuite espagnol et théoricien économique et politique, eut convaincu le Concile qu’Arias n’avait pas enfreint la doctrine catholique. 

Sa réputation d’expert en théologie étant largement intacte, Arias a participé au Concile de Tolède en 1582 en tant que représentant du roi Philippe II. Il refusa ensuite un évêché et choisit plutôt de passer ses dernières années dans l’isolement, confiné dans un monastère de Séville.

Parmi les autres écrits d’Arias figurent Rhetorica (1569), Benjamini Tudelensis judaei itinerarium…(1575), Antiquitatum judaicarum libri IX (Leyden, 1593), Aaron Sive sanctorum vestimentorum ornamentorumque descriptio (1593), Nehemias sive de antiquae Jerusalem situ (1593), Hymni et Secula (1593) et Historia naturalis (1601). Il a également composé de nombreuses traductions latines rimées des Psaumes et divers livres des prophètes, et une version espagnole du Cantique des Cantiques, ainsi que plusieurs commentaires d’autres livres bibliques.

L’Institut Arias Montano de Estudios Hebraicos de Madrid, créé en 1939, porte son nom. 

Les exemplaires de la BPJ

À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un autre exemplaire ancien de la traduction d’un quelconque livre biblique en hébreu. Cependant, il contient aussi de nombreux indices qui permettent de suivre son parcours, d’un imprimeur royal à une abbaye cloîtrée du XVIIIsiècle, d’une famille de criminels du XIXsiècle à la première institution d’enseignement supérieur de langue anglaise de Québec, et finalement à notre bibliothèque, sans oublier les nombreux arrêts en cours de route dans les collections d’autres bibliothèques privées et publiques. 

Comme nous l’avons indiqué dans la section « À propos de l’imprimeur », Sébastien Cramoisy, l’éditeur du livre, est devenu l’un des imprimeurs les plus prospères de son époque. Après avoir obtenu ses permis de libraire et d’imprimeur, Cramoisy a repris la librairie de son grand-père et l’a utilisée pour vendre des ouvrages religieux populaires que sa presse imprimait. Son prestige et son succès ont attiré l’attention du cardinal de Richelieu, qui lui a demandé d’imprimer ses mémoires. Finalement, la monarchie française l’a nommé imprimeur exclusif de plusieurs de ses ministères. 

Ailleurs sur la page titre, on peut trouver le prochain indice sur les déplacements et les propriétaires du livre. Il s’agit d’une inscription latine manuscrite partiellement lisible, datée de 1704 ou 1714, qui fait référence soit à une salle à manger commune, soit à un membre de l’Ordre des Jésuites de Saint-Clément de Metz, un monastère bénédictin de la région de Lorraine, en France. Au lendemain de la Révolution de 1789, l’Ordre avait abandonné le monastère, qui est devenu un site militaire et industriel.

Nous ne pouvons pas retracer avec certitude les allées et venues du livre ni les personnes qui l’ont eu en leur possession au cours du demi-siècle suivant. Le gouvernement révolutionnaire a confisqué toutes les collections de bibliothèques privées et religieuses en vue d’établir un système de bibliothèques municipales géré par l’État. Le livre a donc peut-être fait partie pendant un certain temps de la nouvelle bibliothèque de Metz, fondée en 1803. Quoi qu’il en soit, notre fil conducteur reprend environ 40 ans plus tard grâce à une signature à l’intérieur du livre.

Cette signature était celle de Thomas Cushing Aylwin, un juge originaire de Québec qui, il s’avère ironiquement, a commencé sa carrière comme avocat criminaliste. Au milieu des années 1840, il était devenu un homme politique que l’on décrivait comme « petit, myope et jamais tout à fait sobre, charmant, génial, bluffeur et doué pour les mots ».

Quelques années plus tard seulement, Aylwin a probablement employé plusieurs expressions colorées à la lumière des circonstances entourant le fait qu’il était en possession du livre, une affirmation que les bibliothécaires de la BPJ peuvent raisonnablement confirmer après quelques heureuses découvertes et un peu de chance.

Sur la page opposée à la page titre, une autre signature semble correspondre à « Samuel Simon » ou « Simons », et une signature similaire apparaît au verso de la dernière page. Il se trouve que Simons est une chaîne de magasins de vêtements fondée par la famille éponyme basée à Québec, comme Aylwin; par conséquent, Samuel pourrait avoir été un des membres de cette famille. L’archiviste de Simons n’a cependant pas confirmé la présence d’une telle personne dans les dossiers de l’entreprise. Néanmoins, l’un de nos bibliothécaires a remarqué les initiales « S. L. » en relief au dos du livre, expliquant que la signature indiquait probablement « Lemon » ou « Lemons ».

Nos recherches pour « Samuel Lemon » ou « Samuel Lemons » n’ont pas porté fruit jusqu’à ce que, par hasard, nous trouvions un message sur Facebook qui annonçait des visites pédestres retraçant l’histoire des émigrants irlandais de Québec. Le message comprenait des articles numérisés, tirés du journal Quebec City Mercury qui relataient l’histoire de certains de ces émigrants.

Le premier article, daté du 21 août 1847, rapporte l’arrestation d’un certain Samuel Lemon, de sa femme Sarah Bowen et de divers membres de sa famille, soupçonnés d’avoir volé des biens aux clients de plusieurs hôtels où Samuel travaillait comme serveur. Dans un article suivant, on retrouve une liste des articles, notamment « deux livres appartenant à M. Aylwin », notre exemplaire étant probablement un des deux.

Lemon a habilement tenté d’établir qu’il était propriétaire de ce livre en antidatant ses signatures de l’année « 1832 », en plus d’avoir fait relier le livre et inscrire ses initiales au dos. En outre, la doublure sous la reliure du dos semble provenir d’un livre français publié à Paris sur les « Grands procès criminels du XIXsiècle », celui-ci pouvant être le deuxième livre volé à Aylwin.

Lemon a été rapidement traduit en justice. Le 30 août 1847, il a été inculpé et condamné à neuf mois de travaux forcés pour un chef d’accusation de délit, il a été retenu pour trois autres, et il a finalement été libéré sous caution à la mi-avril 1849. Sa femme et complice Sarah Bowen a été reconnue coupable de recel et libérée sous caution début février 1848.

Le livre a été restitué à Aylwin. À sa mort en 1871, il a légué sa bibliothèque personnelle, y compris cet ouvrage, au Morrin College, le premier établissement d’enseignement supérieur anglophone de Québec, qui a exercé ses activités de 1862 à 1902. La bibliothèque du collège a été renommée en l’honneur d’Aylwin : on peut voir les timbres d’acquisition à l’intérieur de la première et de la quatrième de couverture : « No 2862 Aylwin Library, shelf N. 3 ».

Lorsque le Morrin College a fermé ses portes, la Quebec Literary and Historical Society a repris ses bâtiments et sa bibliothèque. En 1966, la Société a expédié neuf tonnes de livres à Montréal pour les vendre aux enchères, et notre bibliothèque a probablement acquis cet ouvrage à ce moment-là.

À propos de l'imprimeur

Nous savons peu de choses sur le jeune âge de Sébastien Cramoisy (1584-1669), né à Paris, l’un des imprimeurs les plus puissants de son époque. Son grand-père Sébastien Neville était propriétaire de la librairie Aux deux cigognes, dont l’emblème désignait l’emplacement de la boutique et servait aussi, comme nous le verrons plus loin, de symbole de respect du patrimoine. En 1606, Cramoisy a apparemment obtenu son permis de libraire et d’imprimeur, et il est devenu propriétaire de la librairie.

Il s’est spécialisé dans l’impression de textes bibliques, de bréviaires, de traités religieux et de textes pédagogiques jésuites, ainsi que d’ouvrages d’autres ordres religieux, dont les Cisterciens. Cramoisy a également publié les rapports des explorateurs jésuites de la Nouvelle-France, ce qui a valu à un lac du nord du Québec de porter son nom.

Le succès et la rentabilité de ces publications ont contribué à rehausser le profil de Cramoisy à Paris, au point où le cardinal de Richelieu lui a demandé d’imprimer ses mémoires en 1614. En 1629, Cramoisy avait également obtenu le privilège d’imprimer tous les actes de la Cour des monnaies chargée de faire respecter le contrôle de la monarchie française sur l’ensemble du processus de fabrication de la monnaie. Dix ans plus tard, il est devenu l’un des cinq seuls imprimeurs du roi autorisés à imprimer les proclamations royales, ainsi que le premier directeur de l’imprimerie royale. En 1656, le roi Louis XIV l’a nommé contrôleur unique du dépôt légal des livres à la Bibliothèque du Roi, la prédécesseure de la Bibliothèque nationale de France.

Riche d’un tel parcours, il n’est pas surprenant que Cramoisy ait acquis les surnoms d’architypographe et de roi de la rue Saint-Jacques, ce dernier faisant référence à l’endroit où étaient installés la plupart des imprimeurs de Paris. Compte tenu de la réussite professionnelle et de la richesse accumulée de Cramoisy et de la faveur royale qu’il s’était attirée, son engagement dans la vie civique n’est pas surprenant : il a été nommé syndic de la communauté des imprimeurs, libraires et relieurs parisiens en 1628 et en 1643, il est devenu juge consul en 1636 et 1652 et il a accédé au rang d’échevin à partir de 1639. 

Néanmoins, en dépit de sa situation éminente sur le plan financier et professionnel, Cramoisy a évité la faillite de justesse en 1658, bien que les circonstances qui y ont conduit restent floues. Pourtant, à sa mort, il avait récupéré sa fortune et il a laissé un important héritage à son petit-fils Sébastien Mabre-Cramoisy, qui a repris ses affaires ainsi que son poste de directeur de l’imprimerie royale. Lors du décès de son mari, la veuve de Sébastien a poursuivi l’exploitation de son imprimerie pendant une décennie, avant que la société ne soit finalement dissoute en 1698.

Cramoisy a utilisé une marque typographique complexe et ornementale représentant deux cigognes qui volent au-dessus d’un paysage urbain tout en tenant un ver entre leurs becs. Ce choix stylistique avait des racines bien établies : les libraires anversois l’utilisaient depuis 1550. Pour eux, il symbolisait de manière appropriée le fait d’honorer et de chérir son patrimoine : selon la légende, lorsqu’une cigogne affaiblie ou âgée ne pouvait plus se déplacer ou se nourrir, son petit lui donnait sa propre nourriture. Des imprimeurs ont rapidement adopté le motif, le premier étant le grand-père de Cramoisy en 1555; plus tard, le petit-fils de Cramoisy a aussi utilisé une variation de cet emblème. Quant à Cramoisy lui-même, il a rendu un hommage supplémentaire à cette notion en incluant une bannière sur ses pages titres avec la traduction latine du commandement biblique d’honorer ses parents. 

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