Jewish Public Library

Tractatus Theologico-Politicus (Traité théologico-politique)
(Hambourg : Henricum Künraht, 1670)

Théologico-politique

Spinoza a entrepris la rédaction de Tractatus vers 1655, décrivant l’œuvre comme un traité sur le sens des Écritures, et il entendait défendre l’ouvrage qu’il avait déjà commencé, Éthique, de façon préventive. Tractatus est, à la base, une critique détaillée de la religion de naissance de Spinoza et de toutes les religions organisées. Il insistait particulièrement sur la distinction entre la philosophie et la théologie; son but était autant de se défendre contre les accusations d’athéisme que lui lançaient les théologiens que d’exposer leurs mêmes préjugés et de défendre sa liberté en tant que philosophe. 

La réponse à Tractatus a été telle qu’on pouvait l’imaginer. L’ouvrage a suscité l’indignation des professeurs et des ecclésiastiques, particulièrement en Allemagne. Les Néerlandais ont réagi plus modérément, et bien qu’il ait soulevé passablement de controverse, celle-ci provenait presque uniquement du Conseil de l’Église d’Amsterdam. Tractatus a provoqué l’ire du Conseil, en particulier parce qu’il était présenté non pas comme un ouvrage de théologie, mais comme un ouvrage politique, soutenant clairement Jan de Witt et le parti républicain du Droit des États en opposition à l’Église réformée, qui était à l’avant-garde de la politique néerlandaise à l’époque.

Tractatus a été publié anonymement : même l’imprimeur et le lieu de publication avaient été falsifiés. Sa provenance présumée a fait l’objet de spéculation. Bien que peu après l’impression de l’ouvrage, il soit apparu évident qu’il avait été imprimé à Amsterdam et non à Hambourg, l’identité de l’imprimeur demeurait un mystère. Certains pensaient qu’il pouvait s’agir de Christophe Conradus ou de certaines autres figures bien connues de l’industrie de l’imprimerie agissant séparément ou de concert, car il n’était pas rare à l’époque en Hollande qu’un imprimeur travaille pour le compte d’un éditeur, qui supervisait ensuite sa distribution.

Nous savons, bien sûr, que c’est en fait Jan Rieuwertsz qui a imprimé Tractatus. Cependant, qu’est-ce qui avait produit le climat dans lequel Rieuwertsz et Spinoza ont ressenti le besoin d’éliminer complètement la paternité de l’œuvre et d’essayer de dissimuler l’identité et l’emplacement de l’imprimeur? La Hollande était réputée pour sa liberté d’expression, alors pourquoi ont-ils pris soin de cacher leur participation à l’œuvre? Comme il arrive souvent, il y avait plusieurs raisons. 

Rieuwertsz avait été ciblé par les théologiens orthodoxes néerlandais qui harcelaient à la fois les auteurs et les éditeurs de la pensée spinoziste, pour avoir imprimé des ouvrages radicaux. Ils utilisaient des arguments à la fois théologiques et politiques afin de démontrer les dommages que causaient ces livres, non seulement à la société, mais aussi à l’homme lui-même, dans le but d’exercer des pressions sur les autorités civiles pour qu’elles les suppriment. Bien que l’Église réformée néerlandaise ne soit jamais devenue l’institution religieuse officielle du pays (contrairement, par exemple, à l’Église anglicane), elle a conservé un statut privilégié d’église dominante entre 1571 et 1795, lors du démantèlement de la République néerlandaise. Elle a ainsi pu entretenir une étroite relation avec le gouvernement néerlandais ‒ qu’elle n’a pas hésité à exploiter lorsqu’elle l’estimait nécessaire. 

La réputation déjà controversée de Spinoza n’aidait pas non plus. Avant que ses écrits ne commencent à paraître, il avait déjà été banni de la communauté juive par les rabbins qui l’avaient frappé d’excommunication, proclamant que ses enseignements et ses pratiques étaient hérétiques. Étant donné que Tractatus s’opposait explicitement à l’idée que le peuple juif était celui que Dieu avait choisi et qu’il rejetait la Torah comme valable pour le peuple juif contemporain, il n’était guère surprenant que le rabbinat local ait dénoncé ses écrits. Cependant, ce n’était pas seulement sa dénonciation du judaïsme qui attirait les soupçons et nuisait à sa réputation. À Amsterdam, il était lié à des cercles religieux et politiques douteux et il était également accusé d’être un rosicrucien. Bien que son premier livre ait été publié sous son nom et que Rieuwertsz ait été mentionné comme en étant l’imprimeur, le livre comme tel n’était pas source de controverse : tout en abordant la pensée cartésienne, il était moins incendiaire que d’autres ouvrages contemporains sur Descartes et il touchait peu à la pensée de Spinoza lui-même. Il n’a cependant pas contribué à la réputation de Spinoza de manière positive. 

À cette situation s’ajoutaient des facteurs qui échappaient totalement à la volonté de Spinoza. Deux autres livres avaient été publiés peu auparavant à Amsterdam, dont les auteurs, les imprimeurs et les lieux d’impression avaient été soit cachés, soit carrément inventés. L’un des ouvrages, écrit par Ludwig Meyer, un bon ami de Spinoza, et également publié par Rieuwertsz, indiquait Eleuthéropolis (« ville libre »), un nom de lieu inventé. L’autre, de Pierre de la Court, avait aussi été publié à Alethopolis (« ville de la vérité »), mais rien n’indiquait que Rieuwertsz en était l’imprimeur. Malheureusement, la rumeur s’est répandue que Spinoza était l’auteur d’un ou deux de ces livres, et bien qu’il ait donné l’assurance à ses plus proches amis en privé que de la Court était le véritable auteur du deuxième ouvrage, ni l’un ni l’autre des deux hommes ne purent contredire ces insinuations publiquement.

Rieuwertsz, bien sûr, avait ses propres motivations pour dissimuler son rôle dans l’impression de l’œuvre controversée de Spinoza. Son imprimerie était déjà sous la surveillance du Conseil de l’Église d’Amsterdam en raison d’un recueil d’écrits sociniens qu’il avait imprimé à peine deux ans plus tôt, Bibliotheca Fratum Polonorum, et qui avait également attiré l’attention de l’orthodoxie néerlandaise.

Il n’est donc guère étonnant qu’en 1673, Tractatus ait été condamné par le clergé de l’Église réformée néerlandaise de Dordrecht. Un an plus tard, il a été complètement interdit.

À propos de l’auteur

Baruch Spinoza, mieux connu sous le nom de Benedictus de Spinoza, était un philosophe juif néerlandais du siècle des Lumières qui épousait les croyances cartésiennes et avançait des idées de panthéisme, de déterminisme, de liberté intellectuelle et religieuse, tout en étant un critique notable de l’authenticité de la bible hébraïque. Né à Amsterdam le 24 novembre 1632, Benedito de Espinosa était le deuxième fils de Miguel Spinoza et de sa seconde épouse, Ana Débora, qui mourut alors que Benedito n’avait que six ans. D’origine portugaise, sa famille juive séfarade s’était installée à Amsterdam à la suite de l’Inquisition portugaise de 1535, laquelle avait forcé la conversion et l’expulsion des Juifs portugais de la péninsule ibérique. Fréquentant la Yeshiva Keter Torah sous la direction du rabbin Saul Levi Morteira et du rabbin Manasseh ben Israël, iI a reçu une bonne éducation et il parlait portugais, espagnol, hébreu, néerlandais et latin. Alors qu’il avait 17 ans, ses études ont pris fin au décès de son frère aîné, et il a assumé son rôle dans l’entreprise d’importation familiale. À peine quelques années plus tard, en 1654, son père est décédé à son tour. Spinoza et son frère cadet ont alors repris l’entreprise, mais celle-ci était criblée de dettes. Spinoza a intenté un procès civil afin de se dissocier, ainsi que la succession de sa mère, de l’entreprise et des dettes de son père, abandonnant l’entreprise et les problèmes qui y étaient liés au contrôle de son jeune frère. C’est alors qu’il s’est tourné vers la philosophie. 

En 1656, la congrégation du Talmud Torah d’Amsterdam a prononcé une interdiction exceptionnellement sévère à l’encontre de Spinoza, bien que la raison de l’excommunication n’ait pas été explicite, si ce n’est d’indiquer qu’il pratiquait et enseignait de terribles hérésies. Il suffit de regarder ses publications ultérieures si on veut deviner ce qu’il aurait pu avoir dit qui susciterait des sanctions aussi sévères. Les vives réactions de la communauté juive à l’égard de Spinoza se sont poursuivies tout au long de sa vie; sans doute motivé en partie par la peur, il avait trouvé un endroit relativement sûr pour éviter de susciter à nouveau l’intervention du gouvernement. Il avait pris ses distances de la synagogue, abandonné les services, manifesté ouvertement son hostilité et intenté un procès contre sa sœur devant un tribunal civil afin de répudier l’héritage de son père. Il s’est défendu dans une Apologie qui ne lui a pas survécu, mais il est possible qu’il en ait inclus des parties dans Tractatus Theologico-Politicus publié plus tard. 

Il est intéressant de noter que même s’il avait effectivement été excommunié, il ne s’est pas converti au christianisme. Bien qu’il ait continué de poursuivre ses activités en utilisant la version latinisée de son prénom, qu’il ait poursuivi son travail en étroite collaboration avec la communauté des collégiens, grâce à qui il aurait très probablement rencontré l’imprimeur qui allait faire valoir la majorité de ses œuvres, et qu’il ait été enterré dans un cimetière chrétien, il ne s’est jamais converti.

Après son excommunication, Spinoza a été exilé d’Amsterdam sur l’ordre des rabbins et du clergé calviniste. Son exil fut très bref et il revint à Amsterdam peu après pour enseigner en privé et travailler comme meuleur de verre d’optique. Cependant, il a quitté Amsterdam à nouveau en 1660 pour la ville de Rijnsburg, où les collégiens exerçaient leurs activités. C’est là qu’il a commencé à écrire son ouvrage Éthique. En 1663, il est revenu à Amsterdam afin de faire publier son écrit sur Descartes, le seul ouvrage imprimé de son vivant pour lequel il a revendiqué la paternité. Il s’est ensuite installé à Voorburg.

À Voorburg, il a poursuivi son travail sur Éthique, rédigé Tractatus et entretenu une correspondance avec Christiaan Huygens et Johan Hudde afin de réaliser des avancées majeures dans le domaine du meulage des lentilles. Par la suite, il s’est installé à La Haye, où Jan de Witt et le frère de Simon de Vries l’ont appuyé. C’est là qu’il a enfin terminé Éthique et rédigé quelques essais scientifiques, ainsi qu’une grammaire hébraïque inachevée et une traduction néerlandaise de la Bible.

Spinoza est décédé le 21 février 1677. Bien que la cause de son décès n’ait pas été confirmée, la poussière de verre qu’il aurait inhalée en raison du meulage de verre d’optique pourrait y avoir contribué. 

Spinoza était l’auteur de multiples ouvrages; tous, à l’exception de Tractatus et d’une critique de Descartes, ont été publiés dans Opera Posthuma après sa mort, selon un arrangement de Rieuwertsz.

Les exemplaires de la BPJ

Faisant partie du tout premier tirage de cet ouvrage, notre exemplaire de Tractatus a été imprimé en 1670, et il est donc en latin. Il mesure 20,5 cm de longueur, 16 cm de largeur et 2 cm d’épaisseur. Cet exemplaire a fait l’objet d’une nouvelle reliure, fort probablement dans les années 1800, sans doute en Grande-Bretagne. Les plats supérieur et inférieur ont été recouverts d’un papier marbré crème, noir, bleu et rouge, et les coins et le dos refaits dans un cuir brun glacé. Au dos, le cuir a été façonné pour recouvrir la ficelle qui le relie à des fins esthétiques, et au sommet du dos, le cuir a été teinté en rouge; de la peinture dorée a servi à remplir les rayures au-dessus et en dessous du carré de couleur. Dans cet espace, on peut voir « Tract: Theolog. » inscrit à la peinture dorée. Le cuir du dos se fendille le long des mors et présente des dommages près de la queue.

En ouvrant l’ouvrage, on constate que les gardes et le premier feuillet blanc sont nouveaux, mais ils sont antérieurs à l’adoption du papier fabriqué de pâte à papier qui avait remplacé la toile. Des pontuseaux horizontaux et un filigrane le long du dos sont visibles. Les feuillets originaux présentent également des pontuseaux horizontaux, bien qu’ils soient plus étroits que ceux des feuillets de la nouvelle reliure. En outre, un filigrane qui longe le centre du dos est légèrement visible, mais impossible à distinguer. Tout en haut des feuillets plus récents, on remarque une certaine décoloration, qui est toutefois moins prononcée qu’au feuillet suivant, où se trouve la page titre de l’ouvrage. Celle-ci est fort intéressante. La plupart des éléments que l’on s’attend à retrouver dans une page titre sont présents : le titre, un sous-titre, un ornement qu’utilise fréquemment l’imprimeur, le lieu et la date d’impression, ainsi que, manifestement, le nom de l’imprimeur, Henri Künraht. La page titre comporte cependant une omission flagrante : le nom de l’auteur.

La page suivante introduit la préface, et ici nous distinguons un certain nombre de caractéristiques communes à l’impression du XVIIe siècle. Les assemblages de feuillets sont numérotés, mais ils le sont de façon un peu étrange : bien qu’il s’agisse d’assemblages de quatre feuillets, les trois premiers sont marqués, et le quatrième est laissé vierge. Généralement, il aurait dû s’agir d’assemblages de six. Les réclames sont visibles dans le coin inférieur droit de chaque page. Chacune des pages est également numérotée, pour un total de 233 pages, excluant l’index, la préface et la page titre, ainsi que le feuillet vierge qui précède la page titre et celui qui suit la conclusion, soit 125 feuillets en tout. Il n’en manque aucun et, étonnamment, ils sont tous en très bon état. Bien que la plupart des pages soient décolorées, on ne détecte aucun dommage causé par des insectes ou tout autre dommage majeur; en fait, les pages ne présentent aucune déchirure ou pliure évidente, sauf la dernière page de la préface, où il manque un petit morceau de papier au bord extérieur du feuillet.

Le verso du dernier feuillet est intéressant : on y trouve un « Errata Typographica fic corrigenda » qui répertorie les corrections des onze erreurs typographiques survenues à l’impression. La marge contient certaines des seules notes marginales de l’ouvrage où, avant chaque ligne se trouve soit le mot « corr. », soit un tiret, soit un point d’interrogation, au crayon. En comparant les corrections au verso du feuillet aux erreurs indiquées, nous retrouvons la seule autre note marginale dans le livre. « Corr. » signifie que les corrections avaient déjà été faites, les tirets au crayon servant à compter les lignes qui permettent de retrouver la supposée erreur. Le tiret signale que le lecteur a apporté les corrections et, lors des renvois, elles sont faciles à repérer, étant faites à l’encre plutôt qu’au crayon. Le point d’interrogation indique, semble-t-il, que le lecteur n’a pas pu trouver l’erreur indiquée dans l’errata.

À propos de l’imprimeur

Né à Amsterdam, Jan Rieuwertsz (1616/1617-1687) était le fils d’un colporteur mennonite, Rieuwert Jansz, et de son épouse, Hilletie Pieters. Jan a entrepris sa carrière de libraire et de relieur en 1640, lorsqu’il a ouvert sa librairie Le livre des martyrs. En 1649, il s’est marié en premières noces avec Trijn Jans, qui est décédée après la naissance de Jan II, le seul enfant recensé de Jan Rieuwertsz en 1652. Il s’est remarié en 1653 avec Giertie Schut. Peu après le décès de sa première femme, Rieuwertsz s’est lancé dans l’imprimerie, et il n’a pas tardé à se tailler une réputation d’imprimeur d’ouvrages radicaux, notamment les écrits de Descartes, de Galenus Abrahamsz et de Dirck Camhuysen. Il est réputé avoir été impliqué dans le mouvement des collégiens d’Amsterdam, auquel Spinoza a participé entre 1660 et 1663. Sa réputation était assez notoire, et bien que la censure ait été laxiste, les autorités religieuses néerlandaises l’avaient certainement à l’œil, ce qui l’a incité à mettre au point des stratégies visant à se faire remarquer le moins possible.

Rieuwertsz a utilisé un certain nombre de pseudonymes pour ses publications, dont le plus connu est Henricum Künraht, qu’il a commencé à utiliser en 1670 avec Tractatus. Künraht n’était cependant pas un nom entièrement inventé, mais plutôt celui d’un alchimiste et rosicrucien allemand du siècle précédent. Lors des impressions ultérieures de Tractatus, Rieuwertsz a également employé des noms comme Jacobus Paulli, Isaacus Herculis et Carolus Gratiani. Rieuwertsz a en outre utilisé le pseudonyme Künraht pour des publications autres que celles de Spinoza. 

Rieuwertsz ne s’est pas contenté d’utiliser des pseudonymes : il a également tenté de camoufler le lieu d’impression par d’autres noms de villes, comme Hambourg, ce qui est le cas de notre exemplaire de Tractatus, ou de ville inventée, Eleuthéropolis. L’exemple extrême de cette tendance est peut-être la publication par Rieuwertsz d’un volume contenant les travaux de Spinoza et ceux du non moins controversé Lodewijk Meijer, sous un titre qui n’avait strictement rien à voir (Opera Chirurgica Omnia), tout en attribuant la responsabilité de la paternité et de la publication à des noms entièrement faux.

Pourtant, même si son modus operandi et les publications qui en ont résulté ont souvent attiré une attention indésirable, les trois décennies d’expérience de Rieuwertsz dans l’imprimerie lui ont manifestement valu une certaine estime de la part des autorités civiles d’Amsterdam, qui l’ont nommé imprimeur officiel de la ville entre 1675 et 1677.

Mentionné comme étant le locateur de Spinoza en 1669, Rieuwertsz a également joué d’autres rôles dans la vie de l’auteur. En 1678, il semble s’être porté garant d’un prêt accordé à Spinoza, et après que ce dernier eut quitté Amsterdam, il a servi d’intermédiaire entre le philosophe et ses correspondants. Enfin, après la mort de Spinoza, Rieuwertsz s’est vu confier ses lettres et manuscrits inédits et, peu après, il publia Opera Posthuma, ce qui attira une nouvelle fois l’attention sur sa librairie et aboutit à une enquête du chef du clergé catholique néerlandais, Jan Van Neercassel. 

Comme il se devait, après la mort de Rieuwertsz, son fils Jan II a utilisé le pseudonyme Künraht à son tour dans sa propre entreprise de presse jusqu’en 1693, l’année même où il a imprimé une traduction néerlandaise de Tractatus.

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